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La fille et la vieille

La fille se voyait dans la vieille et la vieille dans la fille. Mais à tout moment la fille cherchait à provoquer la vieille par ses propos. Elle voulait l’entendre dire des phrases atroces et ridicules. Elle l’avait stigmatisé ; américaine, blonde aux yeux clairs, catholique, mince et pour couronner le tout ancienne Miss Tennessee. Elle se délectait des malheurs des pays moins fortunés, mais ne parlait jamais de religion ni de politique. Elle savait chanter, faire de la dentelle, de la pâtisserie,  parler d’art, peindre, ne lui manquait plus que faire de la poésie. Elle aimait se dire que les pays malheureux devaient leurs maux à leurs habitants. Le problème venait d’être roumain, vénézuélien, congolais, turc…c’était la race quoi. C’est ce que la fille voulait voir en elle et qu’était en quelque sorte vrai.

La fille avait beau lui tendre des pièges, se comporter de la manière la plus indécente, mais rien n’y faisait. La Grande Dame restait imperturbable la traitant de Petite. Si la fille voulait lui faire avouer ses convictions politiques et éthiques la vieille pensait que c’était de mauvais gout ne serait-ce que emmètre son avis sur un sujet dont on n’était pas expert. Elle se confiait aux dires des autorités et de ses proches et ne laissait jamais paraitre une seule trace de doute.

Face à son imperturbabilité la fille se mettait en question. Elle avait peut-être jugée trop top, ce qu’elle pensait était peut-être aussi ridicule que ce qu’elle voulait entendre avouer…Et si c’était elle qui se trompait, non dans les questions de race, car cela était impossible, mais à propos du catholicisme et de la nature humaine. Elle s’empressait sur ses cahiers, lisait ce qu’elle avait compris d’Avicenne, d’Averroès de Saint Thomas…elle lisait tout et rien, comprenait ce qu’elle oubliait en un clin d’œil. Après chaque embrouille elle revenait chez la vieille un gâteau entre les mains. La fille savait à peine faire cuire des pâtes, elle tenait donc beaucoup à chaque leçon culinaire de la vieille. N’empêche qu’elle ne pouvait se retenir même à ces moments-là de la traiter de vieux jeux car elle n’osait pas improviser des saveurs ni adopter les fruits du « nouveau monde ».

La vieille la recevait chaque fois le cœur dans la main, elles troquaient. Orgueilleuses, sans se remercier, elles reprenaient les activités de la veille. La Grande Dame s’attendrissait face à cette jeunesse hésitante, trébuchante et naïve. Le soir elle remémorait son visage rougeâtre, son regard indigné, ses paroles de vieux revanchard...Une vraie mise en scène, cette Petite si friande de tragédies lui offrait chaque fois un nouveau spectacle. Face à cette petite elle mettait en question la suprématie des blancs, des blondes, des catholiques, de l’Amérique. Cette gamine si magnifique qui n’était rien de tout cela la chamboulait.

La Petite aimait les embrouilles, pousser à bout les propos pour s’en libérer et commencer un nouveau monde. Stigmatiser son proche pour le libérer de tout regard. Plus elle voyait la Grande Dame plus elle l’admirait et la haïssait.  Son air noble plein de supériorité au moment de juger l’habit des personnes, leurs choix de nourriture dans le supermarché, leur manière de se garer, leur choix littéraires, musicaux…la liste était longue. Mais ce qu’elle détestait par-dessus tout était la fausse pitié de sa voix lorsqu’elle parlait du malheur des autres. Ses propos tombaient de haut sur une humanité laide, sans valeurs, sans éducation, pauvre de tout ce qu’elle considérait indispensable. A penser que cela pouvait être considéré de la pauvreté. Le mal chez les autres faisait son bonheur, elle pouvait se placer bien au-dessus de ces personnes qui ne devaient leurs maux qu’à eux-mêmes. Mais si elle se trompait et que le bonheur et le malheur des hommes ne tenait qu’au hasard, et si Dieu et la Nature n’avaient rien d’ordonné, et si la justice n’était qu’une utopie. Mais la vieille n’avait pas à répondre à ses questions si troublantes. Par contre la Petite, c’était une autre histoire.

Elle la plaignait, et on sait bien qu’elle aimait ça. Elle aimait aussi pouvoir se libérer du poids de ses convictions troublantes ainsi que de ses questionnements. La fille avait encore tout à découvrir et à faire. Elle se protégeait du doute et de possibles malheurs derrière son insouciance. Elle ne lui parlait jamais de haut, elle ne lui donnait jamais un conseil ni la protégeait des personnes qui abusaient de sa bonté. Elle n’aurait su la conseiller sans se contredire, lui faire la morale sans la confondre. La vieille blonde aimait la fille couleur bronze. Elle croyait reconnaitre son reflet au travers d’un miroir enchanté.
Ce jour-là, la fille apporta la vieille avec un gâteau aux fraises avec l’espoir de faire crier la vieille quelque chose d’impensable encore. Mais dès son arrivé elle apprit que le gâteau était mal abouti. Même avant l’avoir gouté la vieille savait que la fille avait trop travaillé la pâte et qu’il devait être sec, « ça se voyait par la pesanteurs des doigts de la Petite ».


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