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La forêt de Salima


Elle arrive toute essoufflée chez elle, la fenêtre est restée ouverte. Il a plu et ses livres sont juste en dessous. C’était toujours comme ça, ce à quoi elle tenait le plus finissait par s’abîmer. Il faut dire que si on voulait qu’ils restent indemnes il ne fallait pas les toucher ; et avoir des livres intouchables c’est ridicule.
Elle ferme la fenêtre, plus par instinct que par nécessité car il ne risquait plus de pleuvoir. Le retard des bus, puis les rencontres faites dans la rue l’ont retenue et elle est arrivée à bout de souffle dans son appartement au sixième étage.
Ses joues sont toutes rouges, ses cheveux noirs emmêlés et deux petites gouttes de sueur tombent de ses tempes. En observant la fenêtre entièrement ouverte elle se maudit, puis elle rigole. En fin de compte les livres étaient déjà abîmés, il fallait plutôt se dépêcher à les sécher.
Quand Salima est chez elle un nouveau monde jaillit de ses mains. Elle enveloppe l’air avec un morceau d’Anoushka Shankar qui la plonge dans son univers et provoque une coupure avec le monde extérieur. Les livres sont au pied du lit, gros, mal à l’aise, un buvard entre chaque page.
Dans la cuisine l’ail, le beurre et la tomate dégagent des arômes qui caressent et se mêlent à la musique. Cet air sensuel invite Salima à faire quelques pas rythmés…un, deux, trois, tout en surveillant la poêle.
Le soir elle prenait le diner face à sa petite fenêtre. On n’y voit que le ciel et le sommet d’un vieux saule, point de fugue de ses pensées. Ce soir son cœur est tranquille, mais elle ressent une sorte de fatigue, elle ne souhaite penser à rien et rester dans cet état d’aisance. La vaisselle attendra, et toutes les petites taches ménagères de tous les jours aussi. Elle ressent le besoin d’ouvrir la fenêtre, de respirer l’air frais, plus léger que celui qui se formait dans l’appartement. Elle prend une nouvelle pelote de laine puis des aiguilles, s’assied auprès de la fenêtre et se dispose à commencer un nouvel ouvrage, sans trop penser au résultat final. Elle n’entend plus Anoushka jouer sa cithare, il ne reste que le sifflement du vent et le bruit de quelques portes qui claquent.
Dès qu’elle tricote son corps et son esprit prennent des chemins différents. Des pensées de tout genre font leur apparition dans son esprit et repartent au fond de sa mémoire sans jamais trop révéler la raison de leur première apparition. Au fond d’elle-même, il y avait une forêt où elle aimait se réfugier pour réfléchir et méditer sur les petits détails de son quotidien, inventer des futurs improbables et revenir sur des vielles impressions. Tout ce qui n’avait l’air d’être qu’un accident ou un simple coup de hasard était décortiqué, elle tentait toujours à trouver une explication ou une manière de l’intégrer à la narration de sa vie. On organise les événements de notre vie selon le sens qu’on leur trouve. Si elle avait ri en voyant l’état de ses livres c’était un peu à cause de ça, sa situation, vue à l’ombre de ses arbres était d’une grande légèreté.
D’origine mexicaine et française elle avait fait pousser en elle une forêt de pins et de ocotes, dont le sol est couvert d’un tapis de branches et de feuilles. Le ocote est un arbre mythique, d’où l’on fabrique de l’encens pour saluer la nature et les dieux. Mais ses terres restaient intactes, le sol ne conservait même pas la trace de ses pas. Elle pouvait y marcher pendant des kilomètres à l’ombre et trouver spontanément une clairière ornée de buissons et de quelques fleurs timides. Il fait souvent frais, les pensées de Salima se cachent partout, mais dès qu’un lien se créée entre son esprit et le monde extérieur elles émergent couvrant le ciel et elle peut en saisir autant qu’elle en veut.
Même en étant près de la fenêtre ses joues restent rouges, tellement elle est concentrée, perdue entre les fils et les pensées. Absorbée par son ouvrage elle ne voit pas le temps passer, elle regarde le résultat de son tricotage et remarque que sans faire attention elle a commencé un pull. Elle s’éloigne de sa forêt pour revenir au monde réel et se réjouit de ce nouveau projet inattendu.
La nuit passe, le vent se rafraîchît, ses mains s'engourdissent elles sont blanches et on peut voir sous ses ongles une ombre de bleu. Elle reconnaît sa fatigue, c'était souvent comme ça, les jours de calme finissaient par l'achever. C'était comme si elle abusait des moments de réclusion dans son esprit, elle s’amusait à remuer les même idées sans fin.
Elle enfile son pyjama, lentement, doucement presque en faisant attention de ne pas trop embêter tous les objets qui, autour d'elle, semblaient déjà dormir. Et juste au moment où son corps lâche prise, elle entend une légère vibration, un message dans son portable. Mais trop heureuse dans sa tranquillité de la soirée, Salima l'ignore et plonge dans un sommeil vert de pin, aromatique et frais.
Le matin arrive, comme tous les jours, avec la levée du soleil, sauf que Salima se lève toujours un peu plus tôt. Elle met à bouillir de l'eau pour se préparer une chicorée, elle allume son ordinateur et cherche à voir quelque programme de pâtisserie. L'eau prend du temps à bouillir, il fait froid, elle tourne sur elle-même, puis le voila ! elle avait complètement oublié son portable. Le message est de Joaquin et il dit tout simplement : « Coucou, ça va ? Tu es toujours invitée demain à prendre un café, tu viens ? » Elle pose le portable loin d'elle, va chercher l'eau, prend un peu de lait et de sucre et mélange sa chicorée. Elle sourit sans le remarquer, elle a honte, elle veut rire, mais se retient il faut encore répondre au message.... Au fond d'elle, comme le tam-tam d'un tambour, une force sauvage résonne, les troncs des arbres craquent et poussent encore plus haut. Des clairières apparaissent, vastes et parsemées de fleurs. Les sentiers et les rivières mènent au cœur de la forêt, toute elle submergée par une brise douce et fraîche. Un cœur qui reste mystérieux, mais qui par moments de clarté laisse voir ce qu'il faut voir. Des gouttelettes d'eau bondissent, se perdent en dehors des rivières, le bouleversement est général et Salima ne sait plus trop quoi faire d'elle même.
Elle boit sa chicorée tranquillement, tout en regardant son portable du coin de l’œil : faut-il répondre ou ne pas répondre ? Bien sûr, répondre. Mais quoi donc ? Quitte à ne plus avoir à le faire plus tard elle écrit : « Désolée je dormais. Oui, c’est toujours bon pour aujourd’hui ! ». Son sang lui monte à la tête, pourquoi avait-elle marqué un point d’exclamation ? Un besoin primitif de s’enfouir en elle lui fait mettre sa sélection de chansons de Radiohead. Elle danse, on ne remarque aucune joie particulière dans ses mouvements, elle s’enfonce dans l’au-delà de ses pensées ; elle saute par-dessus les rivières, court entre les arbres, défie les animaux centenaires qui l’habitent, son corps peut tout faire.
Elle fixe le ciel et s’assoit. Sa respiration est lente et tranquille. Voir Joaquin, parler avec lui, échanger des idées, des gouts, tout cela la tracassait. Elle préférait rester distante, rencontrer quelqu’un et parler pendant des heures, puis partir. Lorsqu’on fréquente trop une personne il faut se dévoiler et cela la dérange. Lorsqu’un lien se créé on est censé d’être présent pour l’autre, de laisser entrevoir un bout de sa folie, de sa sauvagerie et de sa simplicité. Elle est craintive, car le temps lui a laissé comprendre que les portes qui mènent à notre esprit ne sont pas infinies et que les regards qu’on laisse le pénétrer ne sont pas absolument passifs, ils nous transforment.
Les heures s’envolent elle continue à tricoter son pull, essayant d’en faire un modèle original. Autour d’elle règne le silence, à peine les oiseaux chantent et pas un brin de vent ne fait frémir les feuilles des arbres. Le monde entier a ralenti, il bouge au rythme de la respiration de Salima et au pas de ses mouvements.
Malgré tout, elle abandonne le tricot à temps pour s’habiller. Joaquin avait pensé à faire lui-même les desserts. Une certaine impatience l’envahit, inviter une fille pouvait se pretter à une série de mauvais entendus. Il fallait se montrer agréable sans être trop insistant. Il n’avait parlé qu’une fois avec Salima et depuis grand nombre de messages avaient été échangés, de ces échanges il ne savait pas trop quelle idée se faire d’elle. Sa voix avait disparu au fond de sa mémoire, son visage était flou, mais il pensait encore à ses yeux verts, tellement pleins de vie et si bizarrement froids. Il pense à tout ça quand, soudain, il entend son portable sonner, c’était Salima : « Je suis à la porte de ton immeuble ».
Il descend avec un certain empressement les marches, il se dit que c’est étrange d’avoir à inventer des prétextes, tels qu’un café, pour pouvoir voir une personne. On se prenait souvent la tête avec grand nombre de détails qui n’étaient pas essentiels à la rencontre, mais sans lesquels elle ne saurait démarrer. Il ouvre la porte, elle le regarde avec étonnement, et se demande pourquoi elle a eu honte de sa joie en lisant son message. Son regard est clair et franc. Elle entend à peine Joaquin parler, l’appartement sent le café et le beurre des pâtisseries. Le tam-tam de son cœur lui emplit les joues de sang.
-          « Tu préfères les tartelettes à la fraise ou à la mangue ? », lui demanda-t-il.
Mais Salima distraite comme elle était n’entendait rien.
-          « Je…quoi ? », dit-elle.
Et Joaquin, craintif qu’elle n’aime pas les tartes, reposa la question avec moins d’assurance.
-          « Ah ! Pardon, je n’avais pas entendu, je préfère la mangue s’il te plait. » s’empressa de répondre Salima.
Ils parlent de tout et de rien, leurs mots flottent dans l’air subtil du café. Et en son intérieur, Salima sent des rayons sublimes de soleil qui rebondissent sur l’eau de sa forêt, qui tel un miroir reflète sa joie. Pas un souffle de vent fait bouger les feuilles, les rivières glissent avec douceur, une paix absolue règne en son intérieur. Et pourtant, elle ressent que cette tranquillité qui semble éternelle ne durera pas plus qu’une éphémère tasse de café.


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